Quelles langues étaient parlées à Venise au Moyen-Âge aux XIe - XIIIe siècles ?
Question d'origine :
Bonjour,
J'aimerais comprendre quelles langues étaient parlées à Venise au Moyen Âge aux XIe - XIIIe siècle. Plus particulièrement, le grec y était-il maîtrisé ?
Merci
Réponse du Guichet
Les habitants de Venise parlaient un dialecte vénitien, né de l'évolution du latin vulgaire. Au Moyen-Âge, Venise entretient des relations commerciales avec Byzance et le monde islamique, ce qui nous laisse supposer que de nombreux marchands maitrisaient ces langues. Une communauté orthodoxe grecque va s'établir à Venise à cette époque aux côtés de populations slaves.
Bonjour,
Lorenzo Tomasin, professeur de philologie romane et d'histoire de la langue italienne à l'Université de Lausanne, auteur de Storia linguistica di Venezia explique qu'au Moyen-Âge, les vénitiens parlaient le vénitien.
"De nombreuses variétés linguistiques se sont développées localement à partir du latin. «Certaines de ces variantes», observe le linguiste, «ont eu une carrière plus longue que d'autres, elles ont été écrites très tôt et cela permet de reconstituer leur histoire dans le détail. Le vénitien était couramment utilisé, du moins dans la langue parlée, par un État. Des documents ont été compilés en vénitien jusqu'au XVIe siècle et on le trouve encore sous une forme ou une autre par la suite. [...] En tout cas, jusqu'à la chute de la Sérénissime, les lois étaient écrites dans un italien qui n'était pas le même que celui de Florence ou de Naples."
source : «La lingua veneta non esiste, esisteva invece la lingua veneziana»: il docente rilancia il dibattito / Alessandro Marzo Magno - Il Gazzettino - 17 Marzo 2019
Un article Wikipedia (que nous traduisons) explique comment ce dialecte s'est constitué :
Comme presque tous les autres dialectes parlés dans la péninsule italienne, le dialecte vénitien est né de l'évolution du latin vulgaire , qui s'est à son tour développé sur la base du substrat linguistique parlé dans la région avant la romanisation. En particulier, le dialecte vénitien s'est répandu avec la présence vénitienne dans les colonies de l'Adriatique et de la Méditerranée orientale aux XIe et XIIIe siècles , s'enrichissant des apports d'autres langues et poursuivant son évolution.
Les documents publics de la République de Venise, lois , décrets et rapports , ont été produits en latin jusqu'à la fin du Moyen Âge , après quoi ils ont été rédigés en italien standard, avec quelques incertitudes graphiques, lexicales et grammaticales qui placent la langue à mi-chemin entre l'italien standard et le vrai dialecte. Les très nombreux rapports présentés au Sénat par les ambassadeurs vénitiens de retour de missions diplomatiques sont particulièrement intéressants : ces ouvrages, en dialecte, contenaient des descriptions minutieuses des pays visités, de leurs conditions sociales, culturelles et surtout politiques.
Il est indéniable que déjà, au Moyen-Âge, la Méditerranée constitue un espace de rencontre entre les civilisations. Venise est alors une ville maritime très active dans le commerce européen avec l’Orient et le monde arabe. Elle possède notamment des comptoirs commerciaux en Méditerranée orientale. Après 1092, un flux migratoire de commerçants vénitiens se développe jusqu'à Constantinople, tandis que de nombreux marchands grecs se rendent à Venise. Une communauté orthodoxe grecque s'y établit. Venise annexa également quelques territoires le long des côtes de la mer Adriatique. On retrouve la présence de populations slaves à Venise (notamment de personnes originaires de l'arrière-pays balkanique et de Bosnie, vendus comme esclaves par des marchands à la fin du XIe siècle), aux côtés des Grecs, des Albanais et des Arméniens.
La population vénitienne était alors cosmopolite :
[...] il y avait dans la lagune des îles avec des peuplements linguistiquement diversifiés [...] Cela dit, la situation à Venise présente des caractéristiques exceptionnelles, à la fois en raison de la fragmentation spatiale de la communauté en îles également très éloignées les unes des autres (et le lointain Burano a encore aujourd'hui des traits linguistiques particuliers), et parce que le nombre d'habitants est estimé entre les XIIe et XIIIe siècles à soixante-dix-huit mille, auquel il faut ajouter quelques dizaines de milliers de Vénitiens autour des mers et dans les colonies. La composition de la population de Venise variait donc fréquemment en raison des retours et des départs, ce qui ne pouvait manquer d'avoir des répercussions également sur le niveau d'alphabétisation et d'utilisation linguistique (comme l'enseignent des phénomènes bien documentés à une époque plus récente). Il faut donc imaginer une communauté aux franges ostentatoires linguistiquement inhomogènes et donc étrangères à l'idée de faire émerger des éléments de valeurs symboliques pour en faire un élément de conscience nationale : d'autant plus qu'il n'y avait pas de trace d'histoire plus ou moins légendaire des origines. En effet, une situation bigarrée et complexe qui s'est installée plus tard se reflète explicitement dans des chroniques anciennes comme celle d'Origo où la fondation de Malamocco est attribuée aux Padouans et la langue des gens de Jesolo (dont Lio Mazor était proche) est jugée incompréhensible ; il est également significatif que dans un acte de 1090 signé par 127 personnes, 91 apparaissent avec leur nom de famille, fait qui est un signe de l'agrégation de personnes d'origines différentes. D'autre part, l'onomastique de l'ancienne Venise montre ce caractère conservateur qui est en général un signe typique du vénitien parmi les dialectes vénitiens et septentrionaux en général. Déjà la large diffusion du patronyme à toutes les couches sociales depuis le IXe siècle témoigne d'une continuité avec l'usage du latin tardif qui semble confirmée par les noms romains de quelques anciennes et puissantes familles vénitiennes (Quirini, Venier, Valier renvoient à QUIRINUS, VENERIUS , VALERIUS) et par les nombreux dérivés en -ANUS ( Milian ) et -ANTIUS ( Soranzo ), -ULUS ( Orseolo ), -ICUS ( Gradenigo ). Les noms d'origine germanique sont rares, tandis que la présence grecque est plus évidente et documentée par la récurrence du patronyme sous la forme ϰατά + accusatif, type qui fut rapidement abandonné ; d'autre part , Sofia, Basegio (= Basilio), Tòdaro (= Teodoro), Pantalon (= Pantaleone), Marcuola (= Ermagora), Aponal (= Apollinare) ont pris racine dans l'onomastique. [...]
La croissance de Venise en tant que puissance maritime dans le bassin oriental de la Méditerranée a pour conséquence la pénétration dans la langue vénitienne, et souvent à travers la langue vénitienne dans d'autres langues vernaculaires italiennes, d'étrangéismes : tout d'abord une seconde vague (après celle dépendant du lien avec Ravenne et l'Exarchat) des grecismes, ces derniers reconnaissables parce qu'ils sont intacts par rapport aux changements phonétiques conclus avant leur assomption, pour lesquels dans messeta 'médiateur' de μεσίτηϚ le t intervocalique occlusif dentaire sourd ne devient pas exprimé; contrairement à zago 'clerc' de διάϰοϚ, entré plus tôt, montre la voix de l'arrêt vélaire sans voix intervocalique. En ce qui concerne également les arabismes, Venise était un collecteur et un intermédiaire à la fois de mots devenus d'usage général comme un arsenal, et de beaucoup de matériel lexical périmé car composé de noms de poids, de mesures et pièces de monnaie avec lesquelles ses marchands aventureux avaient affaire.
source : La lingua / Alfredo Stussi - Storia di Venezia (1995)
Ainsi :
" Les transactions commerciales pouvaient se faire en vénitien ou en florentin (l'italien d'aujourd'hui), mais lorsque c'était nécessaire d'autres langues pouvaient être employées, tels le frioulan, le slovène, le croate, l'allemand, le lombard, le français, le catalan, l'arabe ou le turc ottoman. C'est ainsi que la langue vénitienne a commencé à ressentir une influence plus marquée du florentin qui allait devenir la langue de communication dans toute la péninsule italienne. "
source : République de Venise
La Venise, terre d'accueil de fortes migrations, se développera surtout à partir du XVe siècle :
D’Athènes et de Venise : « Des trajets étrangers au cœur de la cité ? » / Christopher Austruy
Naissance et affirmation d'une nation étrangère entre colonie et groupe de pression : le cas des Grecs à Venise entre le xve et le xviie siècle / Mathieu Grenet
Pour aller plus loin :
- Storia linguistica di Venezia / Lorenzo Tomasin
- La lingua / Alfredo Stussi - Storia di Venezia (1995)
- La langue italienne : differenciation interne et evolution historique / Adama SOUMARE
- Statut et usage du venitien dans la République de Venise
- Histoire des relations de Venise avec l'Empire d'Orient / J. Armingaud - voir page 136
Bonne journée.