Pourquoi les personnages du "Supplément au voyage de Bougainville" de Diderot sont appelés A et B ?
Question d'origine :
Bonjour, dans "Supplément au voyage de Bougainville" de Diderot, les personnages principaux qui dialoguent sont appelés A et B. J'aimerais donc savoir pourquoi l'auteur ne leur a pas donné de prénom. Est-ce pour se concentrer sur le caractère philosophique de l'oeuvre, pour ne pas lui donner un aspect de roman, ou autre...?
Merci pour votre réponse !
Réponse du Guichet
Malgré nos recherches, nous ne sommes pas en mesure de donner une réponse définitive à votre question. En revanche, quelques éléments, notamment liés à genèse de ce texte, livrent des éclairages qui pourraient vous intéresser.
Le Supplément au voyage de Bougainville est le dernier conte d’un triptyque qui débute avec Ceci n’est pas un conte, auquel succède Madame de la Carlière. Sur l'inconséquence du jugement public de nos actions particulières et enfin le Supplément.
Dans sa longue introduction au Supplément, publiée en 1955, le professeur Herbert Deickmann explique d’ailleurs que « Diderot mentionne indirectement ses deux contes [précédents] ». En outre, « malgré les divergences de perspectives dans les trois ouvrages, plusieurs problèmes moraux leur sont communs: l’instabilité des affections humaines, le caractère changeant et mobile de nos désirs et leur conflit avec les lois qui les réfrènent »…
Le dialogue initial du Supplément est revendiqué par Diderot comme « une suite au dialogue sur l’inconséquence ». Or, dans ce dernier, les personnages qui commercent ne sont pas non plus nommés. A ce titre, Diderot a repris cette anonymisation des discutants, leur accolant simplement les deux premières lettres de l’alphabet. Dans son édition des Œuvres philosophiques, Paul Vernière détaille cette parenté narrative entre les deux textes : « dans les deux ouvrages le décor est le même : les devisants de Madame de la Carlière encadrent le conte d’une discussion météorologique qui reprend le lendemain entre les devisants du Supplément, preuve nouvelle que ce sont les mêmes personnages ».
Paul Vernière, encore lui, indique également que le Supplément n’est en fait que la reprise, réagencée artificiellement sous forme de dialogue, d’un article qu’il a écrit en 1771 (un an avant le conte donc): « un article alerte et louangeur sur le Voyage de Bougainville » destiné à une revue littéraire de l’époque. La transformation en dialogue se serait faite sans chercher à créer de réels personnages, mais simplement des porte-voix fonctionnels des idées qui traversent le conte.
Si l’on quitte la génétique du texte, d’autres hypothèses sont possibles.
Dans son article de 1991 « le supplément au voyage de Bougainville: une poétique du déguisement », Marie-Hélène Chabut repère un subtil dispositif de mise en abime au sein du récit où « A et B deviennent [lecteurs] du texte dont ils sont les personnages, et tous leurs commentaires sur le « supplément » qu’ils lisent peuvent être ainsi lus comme des remarques sur celui que nous lisons. Par la même occasion, le texte nous déplace de l’extérieur vers l’interieur de l’écriture, puisque A et B étant lecteurs comme nous, nous avons tendance à devenir personnage comme eux ». On pourrait donc formuler l’idée que, pour que cette identification avec A et B fonctionne à plein, autant ne pas les doter d’une identité trop marquée. Subtil donc...
Plus simplement, nous pourrions dire que la forme dialoguée elle-même compte davantage que le statut de personnage des devisants. Selon Colas Duflo dans Le dialogue: introduction à un genre philosophique, « Ce qui est frappant [chez Diderot], c’est que tout texte semble chez lui voué à se transformer en dialogue ». Or, « la première fonction qu’on peut assigner au dialogue chez Diderot n’a rien de particulièrement original. Il est la forme qui permet le plus clairement possible la mise en scène de la confrontation d’opinions différentes ».
Pour aller plus loin :
Enjeux du dialogue et écriture polyphonique dans le “Supplément au Voyage de Bougainville”, de Perino Gallo dans la revue Studi Francesi. Entièrement accessible en ligne.
Dialogue et conversation selon Diderot, de Pierre Frantz, dans la revue Etudes théâtrales, accessible via la plateforme CAIRN.
Un petit extrait du cours de littérature française d’Alain Viala qui s’arrête sur le Supplément. Mais on vous recommande tout le cours, c’est très bien fait !
Bonnes lectures !