Quelles conséquences eurent les réformes de Turgot en 1775 sur la Normandie ?
Question d'origine :
Chères guichetières,chers guichetiers,
Je voudrais avoir des précisions sur les conséquences des réformes de Turgot en 1775 en Normandie : pourquoi le prix du pain a augmenté et de combien, ce qui a entraîné des troubles réprimés? A quoi correspond les prix du pain ? Conséquences de la peste bovine concomitante ?
Avec mes remerciements pour votre travail sérieux.
Réponse du Guichet
Lorsque Turgot décide du rétablissement de la liberté de la circulation des grains, la situation est complexe. La Normandie est touchée par une crise agricole et industrielle or cet arrêt à pour conséquence l'augmentation du prix du blé et donc du pain.
Bonjour,
Jusqu'en 1770, la Normandie connaît une relative prospérité. Puis elle est traversée par une crise industrielle et agricole liée, pour cette dernière à de mauvaises récoltes. L'arrêt de Turgot s'inscrit dans cette période compliquée et déclenche une série d'émeutes, la "guerre des farines".
Ainsi, Gilles Dostaler dans Les Grands auteurs de la pensée économique (2023) présente le contexte général en France et rappelle que
La première mesure majeure est annoncée le 13 septembre 1774. Il s’agit du rétablissement de la liberté de la circulation des grains, interrompue depuis 1770 après avoir été décrétée une première fois en 1764.
Ce décret déclenchera en même temps le premier mouvement d’opposition à Turgot. Une hausse du prix, attribuée à cette mesure, déclenche en 1775 une série d’émeutes, la « guerre des farines », que Turgot réprime avec force.
André Zysberg dans La monarchie des Lumières 1775-1786 (2016) souligne également que
La conjonction est violemment défavorable à l’application de cet arrêt , car la mauvaise moisson de 1774 a accompagné l’instauration de la libre circulation des blés. Il faut affronter le moment le plus difficile, la soudure du printemps, lorsque les greniers sont presque vides et que la prochaine récolte est à venir. Au mois de mai 1775, le prix du pain est monté à une cote d’alerte, soit 3 sous et 3 deniers la livre. La « guerre de farines » se déclenche.
Dans Histoire de la Normandie, Jean Mabire et Jean-Robert Ragache (1986) reviennent à la fois sur la relative prospérité et les progrès en Normandie au cours du XVIIIe siècle pour relativiser cette analyse en montrant une détérioration de la situation aux niveaux industriel et agricole :
La province, moins étroitement tenue en main par le pouvoir central, s’enrichit. La paix avec l’Angleterre donne à la Normandie une chance indéniable de développement et démontre à quel point elle est restée une province-frontière (…) la prospérité se généralise, surtout par contraste avec les misères du règne précédent. Dès le milieu du siècle, L’encyclopédie donnera de la Normandie une définition enviable : « Cette province est une des plus riches, des plus fertiles et des plus commerçantes du royaume ; elle est aussi celle qui donne le plus de revenus au roi (.. ;) La Normandie est certes prospère si on la compare aux provinces voisines. Encore plus si l’on considère la masse d’impôts qu’elle acquitte. Mais cette apparente richesse recèle encore des zones d’ombre importantes, qui joueront leur rôle dans la crise de la fin du XVIIIe siècle. L’économie normande semble bien équilibrée : l’agriculture, l'industrie et le commerce se complètent assez harmonieusement ; et l’armement maritime joue à plein son rôle. Il n’existe pas encore de différence de niveau fondamental entre l’est et l’ouest de la Normandie.
(…) le paysan commence à respirer. Il ignore la famine ; la guerre ne se déroule plus sur ses terres. Il vit à peu près bien dans les bonnes années, et il meurt moins dans les mauvaises…
(…)
La société rurale normande n’ignore pas la misère. Les mendiants sont nombreux et les paysans distinguent ceux qui appartiennent à la paroisse, et qu’ils tiennent pour inoffensifs, des horsains qui forment parfois des bandes errantes de vagabonds pillards, lors des disettes et des crises. Les journaliers sont nombreux dans les pays de culture. Ils apparaissent humbles mais non misérables ….
La prospérité apparente n’empêche pas le malaise croissant. Après la fin malheureuse de la guerre de Sept Ans, la récession commence. Les impôts deviennent écrasants, surtout ceux sur le sel.
(…) Les récoltes sont mauvaises, l’état des chemins déplorable, les ports à demi ruinés. Surtout, les esprits fermentent. Turgot est disgracié. Les ministres qui se succèdent aux affaires du royaume, ne parviennent pas à juguler la crise financière. La riche Normandie, dont parlaient les Encyclopédistes, semble très touchée par la crise.
(…) Le 26 septembre 1786, est signé le traité de commerce entre la France et l’Angleterre. Les tarifs douaniers sont abaissés, mais la Grande Ile possède une avance technique qui va lui permettre de ruiner les manufactures textiles normandes (…) Cette crise industrielle surgit d’autant plus mal que les prix agricoles, qui avaient chuté, dès 1777, en raison de l’abondance, remontent brusquement, à la suite d’une pénurie provoquée par une mauvaise récolte, car un été trop sec succède à un été trop pluvieux.
Cette crise est étudiée par François Neveux dans La Normandie des origines à nos jours (2018) :
La crise va frapper à nouveau la Normandie à partir des années 1770. L’ampleur de cette crise n’est pas bien perçue au début. Il s’agissait pourtant d’un mouvement de longue durée. Beaucoup d’activités traditionnelles sont touchées, comme la chapellerie, l’imprimerie, la faïencerie, la dentellerie et la facture d’orgue. L’ensemble des fabrications textiles sont également affectées : la laine, le chanvre, le lin et même le coton. Or, cette activité était désormais essentiellement rurale et donnait un complément de ressources indispensables à de nombreux petits paysans .. .A l’époque, la crise est souvent attribuée à l’augmentation du prix des matières premières et à l’introduction des machines, notamment des machines à filer le coton, puis au traité de libre-échange entre la France et l’Angleterre (1786). En réalité, les difficultés sont antérieures à l’introduction des machines (1773).
Pour ce qui est des tarifs, nous avons un aperçu de la situation dans des publications du XIXe siècle. Ainsi Célestin Hippeau dans Le gouvernement de Normandie au XVIIe et au XVIIIe siècle (1865) reproduit une lettre écrite le 21 juin 1775 par M. de Montholon à M. Le maréchal d’Harcourt :
Le blé n ’a cessé d’augmenter depuis votre départ et nous en sommes au point qu’il est à 20 l. 15 s. à la mine. Il me fut rapporté samedi qu’il y avait lieu de craindre que les boulangers cessassent de cuire si on ne leur donnait augmentation de taxe (…) dans cet état, je me vois obligé de consentir l’augmentation du pain dont je crains néanmoins l’effet …
L'Inventaire sommaire des Archives départementales antérieures à 1790 (1887) fournit aussi des indications de prix :
comparaison du prix d’achat d’un sac de grain avec celui de la vente de la quantité de pain produite par ce sac, d’après le tarif arrêté par le Parlement de Normandie, le 11 mai 1776 ; tarif du prix du pain pour la ville de Caen, calculé d’après le même tarif sur le prix du sac de grain ; le sac de grain valant 21 s. l. 17 S. 6d., la livre de pain de 16 onces vaut 1 s. 5 d. pour le bis, 1 s.7 d. pour le bis blanc, 1 s. 9 d. pour le blanc ..